Efforts d’édification de la paix en Afrique – Réponses évolutives et nouvelles approches

Fr. Emmanuel Ntakarutimana, O.P. [1]

Directeur, Centre Ubuntu, Burundi

Efforts d’édification de la paix en Afrique – Réponses évolutives et nouvelles approches

Fr. Emmanuel Ntakarutimana, O.P.

A.   La région des Grands Lacs: Région difficile à stabiliser

Je parle à partir du Burundi. Je suis donc dans la région africaine des Grands Lacs, région qui a connu des violences cycliques avec des drames humains à grande échelle depuis le sillage des indépendances autour des années 60. La période allant de l’indépendance jusqu’aux années 90 n’a pas réalisé les espoirs que la fièvre des indépendances avait suscités. Dans le contexte général de montée en puissance des revendications démocratiques dans les années 90, on a assisté à la structuration nationale et régionale dʼorganisations de la société civile, notamment en matière des droits de l’homme, et les confessions religieuses apportaient leur contribution. On assistait aussi à la constitution de formations politiques contestant le monopole des partis uniques alors au pouvoir. La combinaison de différents facteurs a fait vaciller ces régimes de parti unique [2].

Mais la radicalisation des forces attachées à la défense de leurs privilèges, d’un côté, lʼimpréparation voire lʼimmaturité politiques des partis dʼopposition de l’autre, conduisirent les transitions démocratiques à l’échec. Les guerres civiles se succédèrent et des rébellions prirent le pouvoir dans la majorité de nos pays de lʼAfrique centrale et orientale en tirant leur légitimité d’avoir vaincu au terme de longs et douloureux conflits. Après les tragédies burundaise (1993) et rwandaise (1994), et lʼeffondrement du régime Mobutu au Zaïre (1996), l’ensemble de la région fut entraîné dans ce qui est devenue la première guerre continentale africaine. Dans l’entre-temps, les mouvements d’émancipation démocratique de la fin des années 1980 ont fini par aboutir à un désenchantement général vis-à-vis des élites de pouvoir, anciennes et nouvelles confondues. Les nouveaux maîtres ayant évolué dans des contextes de rebellions armées finirent par développer des régimes dits démocratiques tout en étant très autoritaires. L’impuissance régionale et internationale à ramener une gestion démocratique face au durcissement des régimes autoritaires en place fut assumée, laissant ainsi la place à un développement d’un grand nombre de groupes armés circulant dans la région, surtout que la situation ainsi créée facilitait le pillage des ressources naturelles sans représentation des peuples ainsi que les commerces des armes de différents types. Les manipulations politiques exploitant aussi les appartenances identitaires au niveau ethnique et tribal ont contribué à désarticuler la société. Il faut aussi mentionner ici les méfiances entre les États, la situation déplorable d’un grand nombre de réfugiés et de déplacés internes.

Pour tenter de stabiliser la région, et en concertation avec les Nations Unies, une structure régionale fut mise sur pieds pour développer une dynamique régionale en vue de la stabilisation sécuritaire. La Conférence Internationale sur la Région des Grands Lacs (CIRGL) regroupant l’Angola, le Burundi, la République Centrafricaine, la République du Congo, la République Démocratique du Congo, le Kenya, l’Ouganda, le Rwanda, le Soudan, la Tanzanie et la Zambie fut mise sur pieds pour travailler à la stabilisation de la région, car tous ces pays vivent comme des vases communicants, faisant qu’il est impossible de stabiliser un pays à lui seul s’il n’y a pas un travail régional d’harmonisation sécuritaire.

Face à un tel contexte, les confessions religieuses se sont senties interpellées. L’Eglise Catholique a souvent joué le rôle de leadership dans la mise en synergie des confessions religieuses et des institutions faisant la promotion de la base des valeurs et du développement des bonnes relations.

C’est une des initiatives nées de ce cadre que je vais évoquer ici. Il s’agit d’une plate-forme interconfessionnelle appelée « Dignité et Paix Grands Lacs – PIDP-GL ». Celle-ci regroupe des représentants de l’Eglise Catholique, des Eglises protestantes traditionnelles, des Eglises du réveil et de la communauté islamique à partir des plateformes déjà opérationnelles dans les différents pays.

B.   Brève présentation de la Plateforme régionale

La « Plateforme Interconfessionnelle Dignité et Paix Grands Lacs – PIDP-GL » est une association qui réunit en son sein des Confessions Religieuses [3]  de l’Angola, du Burundi, de la République Centrafricaine, de la République Démocratique du Congo, de la République du Congo, du Rwanda et du Soudan du Sud. Fort des expériences de la collaboration des Confessions Religieuses en République Démocratique du Congo, en République Centrafricaine et au Soudan du Sud dans leur engagement sociopolitique, la Conférence Épiscopale Nationale du Congo (CENCO) s’en est inspirée pour impliquer les autres Confessions de la sous-région en vue de la création de ladite Plateforme.

  1. Travail et analyse au niveau national :

A partir du début de l’année 2019, des ateliers par pays réunissant des représentants des confessions religieuses purent faire l’analyse de la situation dans leur pays passant en revue les principaux défis sociopolitiques, la situation socioéconomique, l’état de la cohabitation entre les groupes religieux, la cohabitation des groupes ethniques et tribales, la cohabitation des régions, les foyers de tensions avec les conflits potentiels les plus menaçants, la perspective des prochaines élections avec appréciation du climat préalable.

Dans le même cadre, les représentants des confessions religieuses purent évaluer la qualité du respect des Droits de l’Homme, échanger sur les principaux auteurs des violations des Droits de l’Homme, apprécier l’état du dialogue politique entre les différents acteurs sociopolitiques, des alliances politiques et de leur durabilité. Ceci permettait aussi de mettre en lumière les lignes rouges que les acteurs ne peuvent pas se permettre de franchir. Ils purent s’interroger sur qui contrôle les médias, la police et l’armée. Tous ces paramètres et d’autres éléments échangés permettaient de dessiner les scenarii possibles pour les prochaines années (le plus optimiste, le plus pessimiste et le plus probable).

La question cruciale restait celle de savoir ce qui serait nécessaire pour les confessions religieuses afin de pouvoir exercer une influence positive sur les différents scénarii.

 

2. Travail et analyse au niveau régional :

 

Le fruit des différents ateliers nationaux fut partagé par les délégués des différents pays lors d’un atelier tenu en Suisse du 27 octobre au 3 nombre 2019 [4]. C’est ainsi que les participants en vinrent à la conviction qu’il fallait développer une synergie entre confessions religieuses œuvrant dans ces différents pays pour renforcer leur contribution à la solution des problèmes liés à la construction de la paix et au respect de la dignité humaine dans cet espace régional. La création de la plate-forme régionale fut adoptée. Elle base son engagement sur les valeurs partagées des Confessions Religieuses et enracinées dans la tradition de l’Ubuntu [5].

La plateforme s’est fixée comme vision : « Une sous-région réconciliée et unie dans sa diversité, où règnent dignité et paix ». En vue de réaliser sa vision, la Plateforme s’est dotée comme mission de promouvoir :

  • le vivre ensemble par le respect des droits humains et le devoir citoyen dans la société en vue de garantir le respect de la dignité humaine et la paix;
  • l’éducation aux valeurs d’Ubuntu, de justice et de paix auprès des populations;
  • les valeurs éthiques telles que contenues dans le concept d’Ubuntu dans la région des Grands Lacs en engageant les leaders religieux, les acteurs sociopolitiques et économiques;
  • la collaboration entre les confessions religieuses et avec les autres acteurs de la société;
  • le renforcement des mécanismes de prévention et de transformation non-violente des conflits, en facilitant des processus de réconciliation entre les pays de la sous-région;
  • le rôle et l’implication des femmes et des jeunes dans les efforts de construction de paix.

Il s’est avéré important de renforcer le travail d’édification de la paix à l’intérieur de chaque pays étant donné qu’une situation explosive ou conflictuelle dans un pays entraîne des fragilités au niveau de toute la région.

Il y a lieu de souligner aussi que la sous-région connait également un état de traumatismes des populations affectées par les cycles de violence face auxquelles les autres initiatives ont produit des résultats mitigés. La question de la gestion des mémoires est donc très importante avec développement des techniques de prise en charge des traumatismes au niveau individuel comme au niveau communautaire et social.

Si les actions de la Plateforme arrivaient à créer des espaces de dialogue entre les acteurs politiques sur la paix et le respect de la dignité humaine dans la sous-région, elles conduiraient les différents acteurs à adopter des comportements nouveaux et à chercher de nouvelles solutions aux préoccupations de la sous-région en développant un type de leadership basé sur nos valeurs.

Si ces actions arrivaient à cibler les décideurs politiques, en les interpellant par rapport aux valeurs que défend la Plateforme, ces derniers deviendraient des artisans de paix.

 

Les secteurs suivants devraient mobiliser les énergies :

  1. Consolidation de la paix : gestion des conflits et médiation, traitement du passé, lutte contre la manipulation
  2. Education civique : gouvernance électorale, droit de la personne
  3. Compétences en plaidoyer : Plaidoyer des personnes affectées dans leurs droits humains, Intégration des migrants, des réfugiés et des personnes déplacées
  4. Guérison des mémoires : niveau national et régional en rapport avec les couches de traumatismes accumulées.

 

Le rêve de la plateforme est là. Malheureusement, les mesures prises pour faire face à la pandémie de la covid-19 avec confinement et fermeture des frontières n’ont pas encore permis la mise en œuvre effective du projet pour une mobilisation sous-régionale.

Que conclure ?

Comme on le voit, le travail à faire est énorme pour l’évangélisation de la réalité sociale. Les questions de paix, de gestion des mémoires et de réconciliation sont des questions complexes qui demandent une certaine technicité. Elles capitalisent aussi beaucoup d’énergies, ce qui demande le développement de synergies.

Mais à la base de tout, il y a l’exigence spirituelle de se mettre à la suite du Christ et de créer des communautés qui soient des lieux d’amour et de pardon.

[1]  Directeur, Centre Ubuntu, Burundi ; ancien Président de la Commission Nationale Indépendante des Droits de l’Homme du Burundi ; membre fondateur de la Plateforme Interconfessionnelle Dignité et Paix – Grans Lacs PIDP-GL. Texte basé sur une présentation lors de la conférence virtuelle du SCEAM/JPDC du 14 octobre 2020 : La démocratie en Afrique : Dynamique continentale de l’autoritarisme et de l’insurrection.

[2]  Voir : André Guichaoua, Emmanuel Ntakarutimana, Scott Straus, Aspirations démocratiques et « démocraties autoritaires » en Afrique centrale : Introduction, dans– Revue Tiers Monde N° 228, octobre~décembre 2016, pp. 9-21.

[3]  Par confessions religieuses, ici nous entendons celles qui sont déjà membres des plateformes officiellement reconnus dans leurs pays et qui s’engagent dans la construction de la paix et le respect de la dignité humaine.

[4]  La Suisse avait accepté d’appuyer l’initiative. Une ONG suisse très professionnelle en matière de consolidation de la paix (Dialogue, Médiation, Traitement du passé et Gestion des Mémoires) dénommée CAT IMPACT (Catalyseurs d’Impact) assurait les appuis techniques pour ce qui est des analyses et des facilitations d’ateliers.

[5]  UBUNTU : Le concept de l’Ubuntu est courant dans les langues bantu et exprime la dignité humaine. Il signifie le sens de l’humanité comme « l’être humain », l’intégrité, la solidarité et la compassion. Il fait état de la connectivité de la vie, du sens de la communauté avec respect de la diversité. Les valeurs d’Ubuntu donnent une assise à l’intégrité dans la vie personnelle et de l’existence sociale.